Le Démon dans l'Âme

von: Théo Varlet

Librorium Editions, 2019

ISBN: 9783966615600 , 242 Seiten

Format: ePUB

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Preis: 0,99 EUR

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Le Démon dans l'Âme


 

PREMIÈRE PARTIE

AU SOLEIL DE L’AMOUR


CHAPITRE PREMIER

Un paradis terrestre


Les cigales se taisaient. Le soleil, affleurant le lointain horizon des montagnes bleutées, ruisselait en feu sur la mer, pareille à un lac, dans le cadre des deux promontoires. Sous les pins-parasols, au haut de la pente qui dévale avec ses verdures de cistes, de bruyères et de myrtes jusqu’aux rochers littoraux, les deux amants (époux, d’ailleurs, pour les commodités administratives ; mais ils ignoraient ce détail, ici) allongés sur la toison rousse et feutrée des aiguilles de pin encore chaudes, contemplaient la féerie du couchant.

C’était le dernier soir de leurs vacances merveilleuses.

Depuis six ans, Étienne Serval et sa femme venaient chaque été sur cette île déserte, incroyablement située à trois lieues au large des côtes provençales, retremper leur idylle aux jouvences de la vie primitive ; et le souvenir de ces quinze jours passés dans la lumière de l’Éden irradiait sur eux comme un sacre.

Évasion des tyrannies civilisées ! Loin des toits étouffants, loin des haleines envieuses et mesquines, la vie en liberté, la vie sauvage, allègre d’ignorer les frères-humains et les besoins artificiels… Des hamacs, suspendus aux troncs des pins bercés dans la tiède brise des nuits méditerranéennes ; un feu de « pignes » où faire cuire les produits de la pêche ; au besoin quelques vivres entreposés dans un vieux cabanon sans porte : – et les journées, toutes les journées immenses, depuis l’aube jusqu’à la brune, à vivre en Adam et Ève de ce royaume solitaire, à jouir de toutes les sensations, avec l’ingénuité des sauvages et des enfants, et avec une conscience aiguë de cerveaux civilisés.

Aux yeux de l’amoureux poète, le centre et l’âme du paysage étaient son Ida. Chaque calanque, chaque plage, chaque rocher de l’île les avaient vus tour à tour se livrer aux baisers du soleil et à la fluide caresse de la mer. Debout dans la lumière, la nudité de la jeune femme glorifiait l’outremer du ciel et l’indigo des flots, telle une Anadyomène vivante et amoureuse. Ses poses incarnaient les rêves de beauté épars aux effigies divines des musées. Assise à pêcher, d’une terrasse surplombante, – avec sa chair dorée comme un marbre sicilien, avec ses cheveux bouclés sous le grand chapeau de paille, – elle évoquait le charmant bronze de Pompéi, l’éphèbe à l’échine incurvée, attentif à manier le long roseau… L’Hermaphrodite Farnèse n’avait pas plus de grâce, quand elle rêvait couchée de son long, un bras sous les seins, l’autre ployé sous la tête… Elle était une sœur des nymphes immortelles chantées par Théocrite, lorsque sa chair toute chaude, imbibée de soleil, parmi l’hosanna des cigales, dans l’enveloppement de la mer et du ciel, ouvrait à son amant l’extase des possessions paniques… Ou bien encore, joueuse, elle fuyait : son plongeon crevait le miroir glauque de la calanque ; et c’étaient les ébats et les rires de l’agile sirène, la poursuite amphibie du triton, les souples voltes et nages éperdues, les feintes entre deux eaux parmi les troubles paysages sous-marins, le jaillissement à l’air libre, – et la capture triomphale de la proie ruisselante et docile, emportée vers la grotte où le sable pailleté de mica retient fidèlement ces empreintes voluptueuses que Platon voulait voir effacer par ses disciples, aux grèves de Phalère…

Mais Ida était plus et mieux qu’un simple jouet féminin. En dehors des heures adamiques, reniant les attributs conventionnels du sexe fragile et volage, elle revêtait, elle aussi, le pantalon de toile bleue et la vareuse de pêcheur qui la transfiguraient en un gamin dionysiaque. Et ce travesti (fort commode en outre, aux escalades et aux traversées de la brousse) symbolisait l’égalité que Serval jugeait essentielle à toute union parfaite.

Pour complaire à son bien-aimé, d’abord, elle avait surmonté les mollesses qu’une sotte éducation développe chez la femme ; mais bientôt elle se piqua au jeu, ambitionna de montrer sa bravoure à supporter joyeusement les mille petites souffrances de la vie sauvage ; et elle s’ingénia non moins que son mari à faire jouer toutes les élasticités de son être, à exercer les endurances et les souplesses de l’animalité primitive.

Cuisson du soleil sur la peau nue, griffures des épines traîtresses, heurts des rocs sournois cachés dans la brousse : – bagatelles que tout cela !… Simples chatouilles, aux plantes des pieds dûment tannées par la rugosité madréporique des grèves, que la sous-marine agression d’une pelote d’oursin plantant ses aiguilles jusqu’au derme, d’où on les extirpe avec les gestes minutieux du tireur d’épines… N’a-t-elle pas la joie, ensuite, d’exhiber ses blessures, d’offrir ses fines mains parées d’égratignures à l’amant qui boit dévotement, sur la chère peau bronzée, les gouttelettes de sang tiède et salé ?… Inconfort du sommeil engainé aux hamacs parfois battus du vent ou flagellés d’une averse soudaine ; et les nourritures de hasard, et la faim et la soif et les moustiques et les scorpions, – qu’importent ces vétilles, si on les affronte à deux, dans le paradis de l’amour triomphant ?

Mais l’explication du « sport » ne justifiait pas à elle seule l’attirance étrange qu’ils éprouvaient tous deux pour ces plaisirs stoïques et pervers. Au fond d’eux-mêmes et sans l’aveu de leurs consciences, ces mortifications avaient quelque chose de propitiatoire. Elles conjuraient des maux plus redoutables, elles monnayaient, pour ainsi dire, ces tourmentantes imaginations d’avenir tragique, de destin foudroyé, qui avaient hanté leurs adolescences, et qui aujourd’hui encore leur revenaient par bouffées de désirs romanesques – naufrages et abandons « perdus sans mâts, sans mâts ni fertiles îlots » – désirs où ils voyaient tantôt une fatale prédestination, tantôt comme le trouble souvenir d’une vie antérieure qu’il leur fallait revivre, sous tous ses aspects de bonheur merveilleux et de désastres inouïs.

Car ils s’étaient connus jadis, une fois déjà, au cours des métempsycoses : ils n’en pouvaient douter ; et lorsqu’Étienne la berçait de ses poétiques divagations, Ida voyait se lever comme dans une réminiscence le tableau familier de l’Île bienheureuse, là-bas, au fond des Âges, sous le soleil des Mers Australes – l’île de corail au lagon intérieur mirant la verdure sombre des palétuviers, – leur patrie de jadis où ils s’aimèrent à l’ombre des palmiers royaux courbés sous l’alizé aux fraîches bénédictions, tandis que le tonnerre lointain du ressac roulait sur les récifs de la grève extérieure.

Quoi d’étonnant s’il l’avait reconnue entre tous les milliers de femmes de la terre, Elle, l’Unique, Celle d’autrefois qu’il désespérait de plus jamais revoir en cette vie, – la fraternelle évadée du passé, la Fille du Soleil aujourd’hui comme jadis libre et nue sans l’azur et couronnée de fleurs ! Quoi d’étonnant s’ils se sentaient seuls de leur race, parmi les hommes de l’Âge d’Acier ; s’ils se rejetaient avec ivresse au simulacre de l’autre vie radieuse, au rêve de leurs épousailles édéniques, sur cette île déserte, restituée hors l’espace et le temps, aux primitivités de la nature !…

 

Le soleil avait disparu. Entre la colonnade des pins, la mer chatoyait comme une soie lumineuse, et les carmins du couchant se mouraient sous la pure gloire du ciel de topaze où Vénus déjà palpitait, diamant blanc. Un clapotis de vaguelette au bas de la falaise, un frémissement de moustique, élargissaient le silence. Un goéland solitaire, à lents coups d’ailes, traversa l’espace, avec des cris de poulie rouillée.

— Notre dernière nuit ! prononça Ida, rêveuse. Combien de fois encore y reviendrons-nous, sur notre chère île ?… Qui sait si ce n’est pas la dernière ? ajouta-t-elle, en effeuillant une fleur de laurier-rose qui venait de tomber de ses cheveux.

— Qui sait, en effet, concéda Étienne, l’esprit ailleurs. Nous pouvons être morts demain, avant notre retour à Seyssac. Le bateau peut chavirer, le train dérailler, et cætera… Mais diable, ma petite fille, tu es bien philosophe, ce soir ! reprit-il, arc-bouté sur un coude avec la belle foi en l’avenir qui aveugle l’amour heureux presque à l’égal de la fougueuse adolescence. De tels accidents ridicules ne sont pas faits pour nous… Quoi donc, alors, nous empêcherait d’y revenir, – indéfiniment, jusqu’à la fin de nos jours ?

En guise de réponse, elle modula les deux premiers vers d’un sonnet de Ronsard qu’elle affectionnait :

Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle,

Assise au coin du feu, dévidant et filant…

Puis, sur le ton mi-badin qu’ils prenaient quelquefois pour toucher au plus sacré de leurs sentiments, elle reprit :

— Ah ! la vie au grand air – les soleillades – les bains – les poissons crus d’un côté et brûlés de l’autre – les hamacs pour dormir – les cailloux pointus pour faire la sieste… comme tout cela sera encore plus beau de loin, quand nous serons cloués par les ans sur nos fauteuils, et que notre devise sera : Le...