Pérégrinations d'une Paria Tome 2

von: Flora Tristan

Librorium Editions, 2019

ISBN: 9783966610162 , 448 Seiten

Format: ePUB

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Preis: 0,99 EUR

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Pérégrinations d'une Paria Tome 2


 

Don Pio de Tristan et sa famille


Mon oncle n’a pas la figure européenne ; il a subi l’influence que le sol et le climat exercent sur l’organisation humaine, comme sur celle de tout ce qui existe dans la nature. Notre famille est toutefois de pur sang espagnol, et a ceci de remarquable que les nombreux individus qui la composent se ressemblent tous entre eux. Ma cousine Manuela et mon oncle seuls se distinguent des autres totalement. Don Pio n’a que cinq pieds de haut ; il est très mince, fluet, quoique d’une constitution très robuste. Sa tête est petite, garnie de cheveux qui à peine commencent à grisonner ; la teinte de sa peau est jaunâtre. Ses traits sont fins, réguliers ; ses yeux bleus pétillent d’esprit. Il a toute l’agilité de l’habitant des Cordillères : à son âge (il avait alors soixante-quatre ans), il est plus leste, plus actif qu’un Français de vingt-cinq ans. À le voir par-derrière, on lui aurait donné trente ans, et en face quarante-cinq au plus.

Son esprit allie à toute la grâce française la ruse et l’opiniâtreté spéciales à l’habitant des montagnes. Sa mémoire, son aptitude à tout sont extraordinaires : il n’est rien qu’il ne comprenne avec une étonnante facilité. Son commerce est doux, aimable, rempli de charme ; sa conversation est très animée, étincelante de traits : il est fort gai, et si parfois il se permet quelques plaisanteries, elles sont toujours de bon goût. Ces dehors séduisants ne se démentent jamais ; tout ce qu’il dit, les gestes qui accompagnent ses paroles, et jusqu’à la manière de fumer son cigare, décèlent l’homme distingué dont l’éducation a été soignée ; et l’on s’étonne de retrouver le courtisan dans le militaire qui a passé vingt-cinq années de sa vie au milieu des soldats. Mon oncle a le talent exquis de parler à chacun sa langue : lorsqu’on l’écoute, on est tellement fasciné par le charme de ses paroles, que l’on oublie les griefs que l’on peut avoir à lui reprocher. C’est une véritable sirène : personne encore n’a produit sur moi l’effet magique qu’il exerçait sur tout mon être.

À toutes ces brillantes qualités, qui font de don Pio de Tristan un de ces hommes d’élite destinés par la Providence à conduire les autres, s’unit une passion proéminente, rivale de l’ambition et que celle-ci n’a pu dompter ; l’avarice lui fait commettre les actes les plus durs, et ses efforts pour cacher une passion qui le dépare le font agir parfois d’une manière très généreuse. Si elle n’était pas visible pour tous, il ne sentirait pas le besoin de la démentir ; ses générosités accidentelles peuvent bien, aux yeux d’observateurs inattentifs, jeter de l’ambiguïté sur le fond de son caractère, mais ne sauraient faire illusion à ses intimes, à ceux qui ont avec lui quelques rapports suivis.

Ce fut peu de temps après son retour d’Espagne que mon oncle épousa sa nièce, la sœur de Manuela. Ma tante se nomme Joaquina de Florez ; elle a dû être sans contredit la plus belle personne de toute la famille. Lorsque je la vis, elle pouvait avoir alors quarante ans ; encore très belle, ses nombreuses couches (elle avait eu onze enfants), plus que les années, avaient fané sa beauté. Ses grands yeux noirs sont admirables de forme, d’expression, et sa peau dorée, unie, ses dents de la blancheur des perles, lui donnent beaucoup d’éclat. Ma tante me donnait une idée de ce que devait être Mme de Maintenon ; elle a été formée par mon oncle, et quoique son éducation première ait été très négligée, certes l’élève fait honneur au maître. Joaquina était faite pour être régente d’un royaume ou maîtresse d’un roi septuagénaire.

Son grand talent est de faire croire, même à son mari, tout fin qu’il est, qu’elle ne sait rien, qu’elle s’occupe seulement de ses enfants et de son ménage. Sa grande dévotion, son air humble, doux, soumis, la bonté avec laquelle elle parle aux pauvres, l’intérêt qu’elle témoigne aux petites gens qui la saluent lorsqu’elle passe dans la rue, la timidité de ses manières et jusqu’à l’extrême simplicité de ses vêtements, tout annonce en elle la femme pieuse, modeste, sans ambition. Joaquina s’est fait un sourire affable, un son de voix flatteur pour aborder tous les partis qui se disputent le pouvoir. Ses manières sont simples ; son esprit, qu’elle tient constamment en bride, est délié, son éloquence persuasive, et ses beaux yeux se remplissent de larmes à la moindre émotion. Si cette femme fût trouvée placée dans une situation en rapport avec ses capacités, c’eût été un des personnages les plus remarquables de l’époque. Son caractère s’est modelé sur les mœurs péruviennes.

Dès la première vue, Joaquina m’inspira une répulsion instinctive. Je me suis toujours méfiée des personnes dont le gracieux sourire n’est pas en harmonie avec le regard. Ma tante offre à l’œil exercé la représentation de cette discordance, malgré le soin qu’elle apporte à accorder le son de sa voix avec le sourire de ses lèvres. Sa politique fait l’admiration de tous ceux qui la connaissent ; car, au Pérou, ce qu’on estime le plus, c’est la fausseté. Un jour, Carmen, après m’avoir fait l’énumération de tous les meilleurs diplomates du pays, me dit, avec un soupir d’envie :

« Mais aucun de ceux que je viens de vous citer n’égale Joaquina ! Figurez-vous, Florita, qu’elle est parvenue à un tel degré de perfection, qu’elle reçoit son plus cruel ennemi avec le même calme, la même amabilité que son ami le plus intime. Joaquina fait un grand étalage de religion : elle observe toutes les pratiques superstitieuses du catholicisme avec une ponctualité bien fatigante pour ceux qui l’entourent ; mais il faut se concilier la faveur du clergé, la vénération de la foule bigote, et, dans l’intérêt de son ambition, rien n’est pénible à ma tante. Elle cajole les pauvres par de douces paroles, mais ne soulage pas leur misère comme son immense fortune lui permettrait si bien de le faire. La religion n’est pas chez elle cette affection de l’âme qui se manifeste par l’amour de ses semblables ; la sienne ne la pousse à aucun dévouement, à aucun sacrifice. Pour elle, c’est un instrument au service de ses passions, un moyen d’étouffer le remords. Avare plus que son mari, Joaquina commet des actes d’une révoltante dureté ; son égoïsme paralyse en elle tout mouvement généreux. Sous des apparences d’humilité, elle cache un orgueil et une ambition sans mesure. Elle aime le monde et toutes ses pompes, le jeu avec fureur, la bonne chère avec sensualité ; elle gâte ses enfants, afin de n’en pas être importunée ; aussi sont-ils très mal élevés. Tout entiers à leur ambition et à leur avarice, les parents ne s’en occupent nullement ; et, quoique Arequipa offre des ressources pour l’instruction, puisqu’il s’y trouve des maîtres de dessin, de musique et de langue française, les enfants de mon oncle n’étaient instruits en rien, ne possédaient encore les commencements de talents d’aucune espèce. L’aîné avait cependant seize ans ; les autres douze, neuf et sept.

La sœur de Joaquina, Manuela de Florez d’Althaus, ne lui ressemble en rien ; c’est une de ces charmantes créations que l’art imite et ne façonne pas, qui embellissent, vivifient tout, et ne semblent heureuses que du bonheur qu’elles répandent autour d’elles. Ma cousine Manuela est à Arequipa ce que sont à Paris les élégantes du boulevard de Gand ou des Bouffes ; elle y est la femme-modèle que toutes envient ou cherchent à imiter. Manuela n’épargne ni soins ni dépenses pour se mettre au courant des modes nouvelles : elle reçoit le journal qui leur est consacré et ses correspondants lui font parvenir les costumes nouveaux à mesure qu’ils paraissent. M. Poncignon, considérait ma cousine comme sa meilleure pratique, l’appelle, avant aucune autre dame de la ville, pour choisir dans les nouveautés qu’il reçoit ; et en cela M. Poncignon agit avec discernement ; car si Manuela reçoit la mode des Parisiennes, c’est elle qui la donne aux Arequipéniennes. La meilleure couturière, en permanence chez elle, copie les toilettes représentées par les gravures, et avec une telle exactitude, que souvent, en voyant ma cousine, je croyais voir une de ces gentilles petites dames qui ornent l’étalage de Martinet dans la rue du Coq. Cette servilité d’imitation nuirait sans doute à beaucoup d’autres ; mais Manuela est si gracieuse que, sur elle, tout s’embellit, tout est charmant. Ses jolis petits traits, l’expression ravissante de sa physionomie aussi spirituelle qu’enjouée, son air distingué, ses manières avenantes, sa démarche leste et coquette, s’harmonisent avec tous les costumes, quelque bizarres qu’ils soient.

Manuela, de même que mon oncle Pio, ne ressemble pas plus par les traits que par le caractère à aucun des membres de la famille. Elle porte le goût de la dépense jusqu’à la prodigalité. Le luxe, la recherche en toutes choses sont pour elle un besoin ; elle serait, en vérité, malheureuse si elle n’avait pas les chemises de batiste garnies de dentelles, des beaux bas de soie, des souliers en satin des mieux faits. Il n’est pas de petite-maîtresse de Paris qui use autant qu’elle d’odeurs, de pâtes, de pommades, de bains et de soins de toute espèce pour sa personne ; aux parfums qu’elle exhale, on se croirait environné de magnolia, de roses, d’héliotrope, de...